Ode à la lose

WARNING : cet article concerne les télétravailleurs, et non les travailleurs du réel, en première ligne avec le COVID et ses multiples conséquences. Il traite notamment

Une statue d'n contrebassiste au fond de la mer

WARNING : cet article concerne les télétravailleurs, et non les travailleurs du réel, en première ligne avec le COVID et ses multiples conséquences. Il traite notamment de la vie des entrepreneurs et petites entreprises, calqué sur le quotidien de Décalez! N’y voyez donc pas ici des propos généralistes ou qui se feraient passer pour universels.

L’entrepreneur : voyage en Absurdie.

Au début, appeler son expert-comptable en pyjama paraît presque excitant. Armé de ses cheveux gras, se vautrer sur son canapé en visio-conf’ devient quelque chose de délicieusement transgressif. Mais rapidement, tout ça est devenu normal. Et normal is boring comme le hurlent les réseaux sociaux ultra normatifs. Face à cet ennui mâtiné d’obligations en tout genre selon votre situation (télétravailler, vous laver, nourrir vos enfants, vous nourrir mais pas que de chips, penser à racheter de la bière), le confinement prend des allures bizarroïdes.

On « doit faire des trucs » utiles professionnellement, alors que tout notre environnement nous invite au contraire. La proximité de notre lit est un appel à la sieste régulière, tandis que le spectre de l’épidémie est un appel à questionner notre rapport à la vie, à la mort. Dans ces questionnement existentiels, le travail a un rôle de figurant. On ne s’imagine pas en réanimation pousser notre dernier soupir en mentionnant le rétroplanning de notre stratégie de com, ou la facture impayée d’il y a 6 mois qu’il faut relancer.

Mais… il y a un mais.

Aussi légitime que soit ce retour à l’essentiel, la vie professionnelle devra reprendre son cours une fois le confinement fini. Et là réside notre mission de pro : limiter les dégâts. Autrement dit : sauver sa peau pour pas finir à poil à jouer Wonderwall d’Oasis au ukulélé sur un trottoir. Le tout, sans avoir de fameuse deadline en ligne de mire pour savoir à quel moment on devra re-trouver un rythme, où on devra se re-doucher tous les jours, pour re-venir bosser comme-si-de-rien-n’était.

Alors on joue à travailler.

On se donne des objectifs, on fait de la veille,  on maintient des rendez-vous Skype mollassons dont la conclusion est toujours la même : « on verra bien ». Evidemment, tout cela est ponctué de 137 pauses avec un flirt addictif à 3 têtes, le trio téléphone-réseaux sociaux-France Inter. Efficacité réduite, oisiveté amorale, plaisir coupable côtoient ras-le-bol de l’enfermement, sentiment d’inutilité, angoisse virale. Et c’est là qu’intervient le fameux mot qui résume notre situation actuelle : l’absurdité.

L’absurdité, c’est de « faire comme si ». Comme si la situation actuelle n’était qu’un contretemps, une ligne supplémentaire à ajouter à l’Excel de son business plan. On en vient à appliquer de fantasmatiques règles de vie à une situation qui relève de l’inédit pour notre génération. L’absurdité c’est cet espace entre la réalité factuelle et ce que ton cerveau est capable d’envisager. C’est ce moment où tu te dis que non, ton chinchilla n’est pas en train de te confier un dossier classé par la CIA.

Parce que ça n’a pas de sens, tout simplement.

Et notre cerveau a toujours besoin de trouver du sens pour fonctionner. Lorsque nous ne percevons pas le sens d’une situation, celle-ci nous semble absurde. Alors on en revient mollement à ce que l’on connaît : mettre son réveil à 7h, jeter un coup d’œil à sa boîte mail (tiens, « infos Covid-19 » n’arrête pas de m’écrire), faire une to-do list… Avant même les neurosciences, Camus nous affirmait dans Le mythe de Sisyphe que c’est l’absurdité qui mène au suicide. Loin de nous cette idée que le confinement va tous nous amener à cet extrême. En revanche, ce que nous indique Albert (pour les intimes), c’est que le sentiment d’absurdité n’est pas hyper agréable, et encore moins facile à appréhender. Et surtout, comment y répondre ?

Par la lose.

La lose, cette valeur refuge…

La lose, contrairement à ce que l’anglicisme laisse penser, n’est pas un concept emprunté à la novlangue des startups, ou à une opposition avec la « win ». Ici, la lose s’invite plutôt sous la forme d’un vieux jogging, d’un peignoir défraîchi, d’une barbe de 18 jours ou d’un constat d’auto-marinage dans son jus qui devra bientôt cesser. Elle prend des allures de visio-conf’ où l’on n’a pas grand-chose à se dire, si ce n’est qu’on a besoin de contacts (virtuellement) humains. Elle se vêtit parfois de grandes ambitions basées sur des perspectives relativement floues, qui demandent aux travailleurs de kicker l’absurdité à grands coups de rationalisation. 

La lose ressemble bien ici à une invitation au renoncement. Arrêter cette quête de productivité, Saint Graal de l’entrepreneur, et de la société qui l’a construite. 

Ce renoncement exige paradoxalement un effort. Celui de ne pas céder à la schizophrénie ambiante, à savoir, produire quasi normalement, dans une atmosphère apocalyptique où l’on s’attend à croiser des zombies d’un moment à l’autre. C’est peut-être pour cela qu’aucun personnage de Walking Dead n’est obsédé par un dossier de sub’ à remplir.

Si la lose prend le visage du renoncement, elle invite aussi son alter-ego, l’acceptation. La lose version entrepreneur qui glande-mais-non-en-fait, c’est accepter d’aller à l’encontre de sa fonction sociale. C’est dire oui à la situation, au risque de perdre tout un tas de choses (du temps, des clients), et de le faire avec une bière à la main. Dire oui, c’est aussi dire non aux injonctions omniprésentes selon lesquelles, quoi que l’on fasse, nos actions comprendront une dose de « pas bien » (version instit’ qui entoure tes fautes en rouge).

Et oui, la lose n’a pas le vent en poupe.

Elle se fait parfois kidnapper par le développement personnel qui la baptise « re-centrage », mais ce n’est pas sa véritable identité. En tant que telle, elle n’est pas « banquaïbeul », parce que pas sexy et donc pas montrable sur les réseaux sociaux. Aujourd’hui, peu de monde tend à se prendre en photo dans son état quotidien dénué de fioritures, dans son futur professionnel dépourvu de contours. Pourtant, nous sommes quasiment tous dans ce même bateau où, vêtus de nos vieux t-shirts, nous ne connaissons pas notre destination, et encore moins notre jour d’arrivée.

Ne soyons pas dupes de nous-mêmes : nous sommes angoissés, nous nous ennuyons, nous en avons marre, nous sommes perdus. Autant lâcher l’ancre invisible pour voguer sur les flots. Autant rendre l’encre visible pour inventer un flow.

Alors autant s’accrocher à la lose en tant que valeur molle mais sûre.

Nous, on trouve ça drôle et attachant la lose entrepreneuriale, un peu comme un vieux doudoulapin mâchouillé.

Pour presque finir, nous nous permettons de paraphraser Virginie Despentes, mais en pas pareil : « la figure du loseur / de la loseuse de l’entrepreneuriat m’est plus que sympathique, elle m’est essentielle ».

Moralité : foutons-nous la paix.

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